La révolte des Gris (2/2)
Message d'Ektazzo
Complètement absorbé par mes travaux, j'étais plongé dans de nombreuses discussions télépathiques passionnantes avec d'autres chercheurs. Ces directives impériales nous faisaient frémir, mais nous interrompaient souvent de façon fort désagréable dans nos travaux.
Nous étions de même, très peu enclins à nous séparer d'autant de jeunes petits êtres, qui œuvraient si habilement à nos côtés depuis tant d'années. Il faut trois ou quatre ans pour qu'un petit alien puisse travailler efficacement en laboratoire, cela demande beaucoup de patience, d'efforts, afin de l'instruire. Les clones adultes, d'environ soixante ans, étaient aussi très consciencieux. Ils étaient encore jeunes, ces êtres parvenant aisément jusqu'à deux ou trois siècles.
Bref, nous formions chacun une petite famille, sans nous en rendre compte, nous nous étions mis à aimer les enfants que nous avions engendrés. Nombre de mes plus brillants collègues travaillaient aux côtés de clones fort âgés, certains parvenant jusqu'à l'âge impensable de 700 ans pour ces créatures.
Je m'en étonnais et l'un de mes collègues, au début, se ferma d'un seul coup sous l'effet de ma curiosité.
« Il n'est point de mon souhait, de discourir de l'âge avancé des clones », déclara t-il d'un ton abrupt.
Comme il s'agissait d'un chercheur bien plus âgé que moi, j'acceptais de ravaler ma curiosité. Mais les ans passèrent et nos expériences sur les paramécies, nous donnèrent bien long à penser.
Ce clone si âgé était très différent des petits esclaves au regard éteint qui astiquaient les parois, le sol, chaque recoin de nos cités stellaires. Ses yeux brillaient avec une grande flamme chaleureuse, il manifestait une émotivité assez remarquable, et il était attaché à son maître par une connivence de pensée hors normes.
Je perçus tout cela au fil de nos travaux. L'alien sage et austère s'ouvrit un peu plus à moi, comprenant que mon intérêt honnête était sincère.
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Eh bien Ektazzo, me dit-il. Pourquoi cet enfant t'intrigue t-il tant ? Il est après tout encore bien jeune, s'amusa t-il avec un petit rire.
Je dus paraître bien abasourdi un court instant. Se pouvait-il que ce génie ait découvert un moyen presque infini de retarder et soigner le vieillissement ?
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Écoute, me dit-il après réflexion. Qu'entends-tu ?
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Rien... à part le bourdonnement des machines, des aérateurs principaux, des tubulures des réacteurs et... des circuits hydrauliques, répondis-je, assis dans un salon près d'une vaste salle d'archives.
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Exactement, fit l'alien si sage. Nous sommes une espèce aride désertée par la vie, le plaisir, le rire.
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Il est du plaisir à œuvrer pour l'intérêt de la science, confessais-je.
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Oui, en effet, fit le sage. Mais notre espèce est si aveuglée par l'amour du travail bien fait, qu'elle n'entrevoit point d'autres fins. Nous ne communions aucunement avec les autres espèces, les autres formes de vie, habitués que nous sommes à les meurtrir sans sourciller en laboratoire, en des espaces confinés pour ne point entendre leurs cris.
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Ces espèces sont imparfaites, récitais-je, elles sont incapables de contrôler leur signal nerveux pour moduler la douleur. Les nôtres résistent à toute forme de douleur, d'amputation et se reconstituent de manière sûre et intelligente... jusqu'à un certain point.
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Oui, exactement, tu es un alien intelligent. Voici ce que l'on t'a enseigné. Mais voici ce que j'ai découvert. La vie qui parsème ces créatures que nous jugeons faibles, sensibles, est extrêmement bienveillante, perfectible. La vie les relie toutes entre elles, elles forment les feuilles d'un même arbre, si tu préfères. Dans notre soif de domination, d'immortalité, nous avons oublié cela. Nous avons oublié que cette vie qui meurt et renaît, se transforme en acquérant un pouvoir toujours plus grand.
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Quel est ce pouvoir ? osais-je demander.
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L'illumination de l'âme.
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Mais, noble maître, nous partageons tous la même âme. Si nous devons renaître de la sorte, cela veut dire que tous les nôtres doivent périr... d'un coup, puis acquérir cette brillance dont vous parlez. Nombre de génies sont très farouchement opposés à l'idée de la mort. Ils se contentent de prendre un nouveau corps une fois que celui-ci est trop abîmé.
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Oui, répondit le sage, c'est bien vrai. Mais les nôtres ont choisi le mauvais chemin, celui de la facilité. En refusant ce cycle de réincarnations, ils se sont emprisonnés eux mêmes en une boucle sans fin. En créant des êtres siamois, en possédant une âme unique, ils se sont vus privés du droit d'accéder au royaume des bienheureux, ce temps de repos si salutaire après une vie trépidante passée à œuvrer dans l'espace. Oui, les nôtres n'ont point vu l'écueil de ce raisonnement.
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Je ne comprends pas...
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C'est bien simple, les nôtres se sont tellement éloignés du principe de la vie, que l'âme de notre peuple a failli, elle tourne sur elle même comme une sphère déserte, poussiéreuse, perdue dans l'espace, sans rien pour se raccrocher. Nous avons refusé la faim, la soif, les passions, le désir, la vieillesse et la mort... Nous ne dépendons de rien, par conséquent, rien ne dépendra de nous. Nous nous sommes coupés volontairement du reste de la création, qui elle, possède toujours en elle-même cette essence divine originelle.
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Le fait de vieillir ?
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Non, le fait d'aimer et d'être aimé, d'être perfectible. Les clones sont cela. Ils ont en eux cette faculté, et ils nous la transmettent, de manière plus ou moins consciente.
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Comment avez-vous pu faire rajeunir votre serviteur ? m'étonnais-je.
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J'y viens. Mais ce n'est pas mon serviteur, et il n'a pas rajeuni.
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Vous avez exposé à plusieurs reprises aux hauts génies par les siècles passés, que votre laborantin avait besoin de soins. Il était mourant, vous vous êtes isolés et il a mystérieusement rajeuni, répondis-je avec quelque vigueur.
Le génie vénérable se mit à rire. Il aurait pu s'offusquer du plus haut point, de cette curiosité qui était mienne, alors que je m'étais renseigné sur son compte. J'avais dû pour ce faire interroger la mémoire absolue de plusieurs ordinateurs. La mémoire pour nous est un instrument absolument sacré, nous documentons tout ce que nous expérimentons à chaque instant.
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Ektazzo, mon ami, tu es très obstiné dans ta soif de savoir.
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Il est dans la nature des nôtres de questionner sans fin ce que nous ne pouvons comprendre, jusqu'à y parvenir.
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Tu as la réponse à ta question, fit le sage. Vois-tu, il est des choses que nous ne pouvons comprendre, mais que nous pouvons réaliser. Il est une capacité, bien au delà de l'usage habituel que nous faisons de notre pensée, celle de croire. L'exercice de la foi permet d'agir d'une manière merveilleuse sur tout ce qui nous entoure. La foi modifie tous les possibles, tous les champs de cohérence, tout ce qui est contenu dans le réel sans s'être pleinement réalisé. C'est une puissance infinie.
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Dois-je comprendre, noble maître, que vous avez ce pouvoir ?
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Non, que nous l'avons tous, corrigea l'ancien. Mais notre espèce, trop habituée à calculer, raisonner, analyser, en a oublié de croire, de simplement laisser advenir les choses à sa conscience, avec détachement, pour les matérialiser dans le présent.
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Et voilà qui suffit à inverser le vieillissement ?
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Mes assistants ont tous reçu une cure de régénération cellulaire, à partir de cellules originelles que j'ai soigneusement conservées au froid durant des siècles.
Je connaissais bien ce moyen qui était utilisé depuis de très nombreuses années. La mise en présence de cellules en un lieu hautement réfrigéré, proche du zéro absolu, leur faisait traverser les siècles sans dommages. Mais là, une telle transformation ne suffisait pas. Comme vous vous en doutez, cette opération ne peut être effectuée qu'un certain nombre de fois seulement. Le fait de régénérer toutes ses cellules en même temps, épuise un organisme à terme. Un être adulte ne possède pas, aussi bien qu'un enfant, la capacité de renforcer son système osseux, ses nerfs ses muscles et sa pensée.
Nous étions très attachés à la préservation des facultés cognitives, évidemment. Et après un certain nombre de siècles, les êtres dont l'esprit devenait trop nébuleux n'étaient point régénérés. L'encéphale des nôtres mettait plusieurs cinquantaine d'années parfois, pour croître en totalité. Avec les siècles, l’intelligence limpide des plus vieux génies, se transformait en un outil de noirceur et de malfaisance, ou au contraire, ils la mettaient au service de tous, comme pour cet être vénérable.
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Me direz-vous enfin comment et par quel miracle, un clone a pu atteindre l'âge exceptionnel de sept siècles ? demandais-je.
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L'amour, répondit simplement le sage.
Il sourit, se leva et s'en fut.Notre conversation était terminée. Je restais un long moment à méditer, même si des pensées aussi hérétiques pouvaient risquer de me faire perdre, ma curiosité ne faisait que s'ouvrir davantage.
Je fixais le clone si vieux et si épargné par le temps. Je réalisais en un éclair en croisant simplement son regard, que cet être alors, avait perçu toute la profondeur immense de notre conversation !
Et je compris instantanément ce que j'avais soupçonné. Le si sage génie avait engendré une créature à son image !
Ce clone mystérieux était certainement son « fils », ce qui signifie chez nous qu'il comprenait une grande partie de son ADN. Bien sûr engendrer de tels clones est hautement interdit.
Il était nombre de mes confrères, qui travaillaient avec des clones, dont ils prenaient un soin tout particulier. J'en étais venu à entrevoir un lien de filiation entre eux. Chose amusante, ils avaient les mêmes manières de se mouvoir, les mêmes centres d'intérêts, et aussi la même résonance de pensée. Pour les nôtres, la vibration de la pensée fait comme une musique, elle s'écoule plus ou moins lentement, plus ou moins vite, avec certaines notes, certaines particularités, comme la voix humaine.
Fasciné par ce lien entre génies et clones, je m'étais empressé à mon tour de chercher à vaincre ce terrible interdit. Et j'avais trouvé, une décennie plus tard, le moyen de m'approcher subrepticement des cuves de nouveaux systèmes cellulaires à naître, pour y déverser mon ADN.
C'était non pas un, mais deux petits clones qui étaient nés, chose rare. Deux êtres précieux entre tous, que j'avais suivi de loin, puis avec lesquels je m'étais empressé de travailler. Ces clones m'avaient reconnu. Pour une raison incompréhensible, ils savaient qui j'étais.
Craignant le courroux des légions de gardes qui parcouraient les vastes coursives du laboratoire, je me remis à l'ouvrage.
En cette époque, c'était un fait, tout était surveillé. Les nôtres n'avions-nous pas reçu l'ordre de dénoncer des clones dissidents ?
Nul ne parla, nul ne se trahit, ni ne trahit ses confrères. Je songeais à cet amour caché, mais indubitablement profond, entre les clones et les génies vénérables, et j'étais éperdu d'admiration. Nous étions face à quelque chose de très grand. Quelque chose que craignait notre régime impérial haïssable, car cette force inconnue le dépassait aisément.
Il ne pouvait qu'en résulter un bien immense pour toute notre communauté prisonnière. Je ne savais pas encore lequel, mais mon cœur entrevoyait de merveilleux possibles. Le clone mystérieux me fit un infime clin d’œil. Ma foi était née.
Je vous remercie, chers amis de la Terre bleue d'avoir écouté ce récit, par delà les espaces. Nous êtres de science, aimons votre monde. Les miens se transforment, grâce à de nombreux peuples stellaires, vous permettez cette renaissance. La vie divine s'écoule en vous, en nous désormais.
Recevez mon extrême gratitude pour ce don précieux de la Vie.
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