La chute des mondes (3/4)
Message du Guérisseur Lestrys
Le vénérable allongé près de nous sortit de sa torpeur. Je l'observais et compris qu'il voyait lui aussi, de manière nette les différentes statues d'hommes et d'aliens sur lesquelles son regard se posait.
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Ma vue est bien faible pour un alien. C'est le comble, avoua-t-il. Quoique en ce lieu, cela est bien plus aisé de voir. Je n'y comprends rien.
Il poussa un soupir, car une plaie de son cou venait de s'ouvrir et un liquide brun clair coulait.
Je lui tendit un bocal, afin de recueillir le liquide, sans faire de commentaire.
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Je dois vous sembler bien répugnant, soupira l'alien tristement.
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Bien sûr que non, je suis guérisseur. Je suis habitué de voir des êtres tels que vous.
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Avez-vous déjà soigné des êtres au sang noirci de la sorte ?
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Cela est ce qui a été mis en vous, chercheur Oktos. A mon idée, ce n'est pas du sang, mais tout ce qui cimente votre corps et le maintient en vie. Une vie artificielle, métallique, minérale.
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Nous sommes constitués de métalloïdes extrêmement purs, de silicium, de semi cristal et d'eau, récita Oktos.
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A présent, vous êtes composé de lumière également. Celle-ci chasse simplement la nuit de votre corps. Vous allez renaître en ceci, exposais-je, en montrant le poignet argenté de l'aîné des enfants.
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Ce n'est pas croyable ! s'écria le vieil alien fort impressionné. J'espère que ce petit ne souffre pas.
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En aucune manière, assurais-je en prenant le bocal, qui se vida instantanément de son contenu.
L'ancêtre arrondit les yeux de manière comique et Stency réprima un rire.
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Il se passe ici des choses très étranges, guérisseur Lestrys ! J'espère que vous allez pouvoir m'expliquer un peu mieux autant de mystères.
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Je vais essayer, mais je n'en connais qu'une partie. Si vous me parliez de vous ?
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La chute a été rude, soupira le vieil alien.
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La chute des mondes n'est là que pour leur permettre de renaître différemment et de rayonner dans tout l'univers connu.
Le sage eut un pâle sourire. C'était la première fois, et cela le faisait paraître moins vieux. Il me parut aussitôt plus avenant. Une pensée hésitante s'ouvrit à la mienne.
Je m'assurais que tout allait bien pour Stency qui manœuvrait le vaisseau sans heurt, et m'abandonnais à la connexion télépathique.
C'était un être un peu fier au premier abord, un peu distant, mais merveilleux de simplicité et d'affection lorsqu'on le connaissait mieux.
Une vision surgit.
Un mur sombre et verdâtre apparut, avec des panneaux de métal réguliers, puis un tunnel, à demi plongé dans la nuit. Seul un alien pouvait y voir, parmi cette pénombre. Je perçus des blocs de glace, et découvris que cette cité, se trouvait précisément près du Pôle Sud, ce que vous nommez Antarctique.
Il existe en ce lieu des séries de feuillets dimensionnels, ce que nous nommons le rebord des mondes. Le vide structurel des Pôles, abrite une grande quantité d'énergie, et les navigateurs se servent des lacunes polaires pour amener un vaisseau près des différents couloirs de rentrée atmosphérique. A cet endroit de votre sphère en effet, il n'est pas besoin de franchir les terribles ceintures radiatives de Van Allen.
Les aliens de Kolménide, qui eux ne possèdent pas de structure biologique, mais des filaments de nanites autoréparants, peuvent s'affranchir de cette obligation.
Le sage progresse dans un couloir sombre et glacé. Il parvient en une salle peu éclairée, et verdâtre. Là, des créatures sont abritées dans des bocaux. Des gardes humains qui frissonnent surveillent ce lieu.
Un génie gris en livrée impériale avance dans un couloir. Une voix astucieuse résonne.
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… cela est un marché, entend-on.
Des généraux, des militaires Terriens avancent. Certains semblent avoir l'accent américain, d'autres, l'accent russe. Ils parlent avec trois généticiens gris de grande taille, fort élégants.
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Vous serez très satisfaits de cette lignée, expose l'un des savants, ils sont très pointilleux. Ils traquent jusqu'au moindre grain de poussière.
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Nous n'avons pas mandé vos services pour qu'ils fassent le ménage ! proteste un homme bougon avec brusquerie.
Le gris a un geste de recul, et un grand alien plus grand et plus féroce s'avance vivement.
Le génie lève la main, et l'alien courroucé s'immobilise.
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Cessez ces enfantillages, proteste le chercheur, et apportez ce qui a été convenu.
La scène se voile un peu, puis, des hommes en treillis et quelques femmes, surgissent d'un couloir. Ils traînent de lourdes caisses sur le sol.
Une autre image se forme. On voit une sorte de base souterraine, avec des dizaines de niveaux. Il y a de nombreuses chambres aux murs clairs, et des coursives en métal, un peu comme à l'intérieur d'un bateau.
Des petits êtres délicats frottent le sol jonché de détritus. Ils retirent des débris alimentaires, des emballages, et du sable. L'un des jeunes enfants aspire le sol, l'autre passe une grande machine à rouleau, une sorte de laveuse industrielle.
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Nous avons terminé de nettoyer le quartier des officiers, annonce le plus jeune des enfants au vénérable Oktos.
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C'est très bien, répond le sage. Allez donc vous occuper de la chaufferie.
Les enfants suivent son conseil, ils vérifient les machines de ce niveau, servant à chauffer, mais aussi à épurer l'air de ces zones souterraines. Ils sont encore très jeunes et leurs mouvements sont un peu hésitants. La plupart des soldats et des officiers les respectent, mais certains sont d'une terrible brutalité.
Le soir, les soldats stationnés à ce niveau sont bruyants et arrogants, sous l'effet de la boisson. Ils donnent des fêtes qui se terminent en sorte d'orgies à peine contenues. Les clones sont très subtils, et ils apprennent à éviter les brutes à ces occasions.
Cependant, la scène révoltante surgit dans toute son intensité. Le sage Oktos est acculé dans une salle emplie de soldats, hommes et femmes, peu portés sur la conversation. L'une des brutes tient l'un des petits êtres qui se débat à peine.
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Qu'est-ce que c'est hein ? Grogne le soldat hostile. Il ne respire même pas ! rugit-il en étranglant à moitié le petit être, comme une poupée.
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Pas comme vous simplement, répond Oktos.
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Ce n'est ni un garçon, ni une fille, ni … rien ! proteste l'homme à demi ivre. Comment voulez-vous que ces choses fassent des bons soldats ? L'état major engloutit des millions !
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Voilà qui montre à quel point votre esprit est primaire. Vous ne savez pas voir au delà. Maintenant, rendez-lui son pantalon, proteste le sage Oktos.
Il y a beaucoup de cris dans la pièce, car cette scène est révoltante. Des soldats interviennent et une femme assomme à moitié le soldat brutal avec une chaise. Le petit clone parvient à s'échapper et Oktos l'invite à entrer bien vite dans sa propre cabine.
Il prend place sur une chaise et examine son cou meurtri. Plusieurs ligaments sont à demi déchirés, mais le petit être peut repousser la douleur. Oktos le masse doucement et tente de le rassurer.
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S'agissait-il d'un Terrien biologiste ? demande le petit clone.
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Non, juste d'un homme malveillant, à l'esprit corrompu par les drogues et les breuvages qui baignent ce monde.
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Je croyais qu'il étudiait l'anatomie, répond l'enfant. Il disait qu'il voulait voir de bons combattants à notre place.
Une autre scène apparaît. Cette fois, le premier majordome de la cité alien s'est déplacé en personne pour savoir de quoi il en retourne.
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Que se passe-t-il donc, génie Oktos ? Vos supérieurs m'avaient assuré que le développement serait optimal. Les Terriens se plaignent du résultat. Ils veulent un lion, vous leur avez offert un agneau !
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Bien sûr, répond Oktos, un peu évanescent. Ce lieu avait vraiment besoin d'être sérieusement nettoyé. Les étages réservés à la soldatesque humaine étaient d'une malpropreté repoussante. Vous n'imaginez pas tous les immondices qu'il a fallu ôter pour rendre les couloirs acceptables !
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Certes, mais il était convenu que ces êtres auraient une croissance accélérée et un développement musculaire des plus exceptionnels ! bougonne le majordome. Nous avons étudié le génome de nombre de bovins à cette fin ! Croyez-vous que l'on puisse guerroyer ainsi avec des nabots craintifs incapables de porter un fusil ?
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Cela est en effet fort navrant, répond Oktos. Je crois avoir... oublié, une ou deux séquences mères principales.
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Oublié ?!! Mais vous vous moquez de moi, c'est cela ? Que vais-je bien pouvoir dire aux impérialistes Terriens ?!! fulmine le majordome.
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Qu'ils doivent désormais se consacrer au golf, comme ceux des niveaux inférieurs. Cela est désormais préférable. Et ce lieu abonde en centres commerciaux, pas vrai ? expose Oktos.
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Bougre d'idiot ! Vous allez me le payer !!! fulmine le majordome en appelant la garde. Envoyez cet alien au centre d'expertise neuronal ! C'est un ordre ! Il va me falloir trouver comment arranger ce désastre.
Oktos est emmené par trois grands aliens malingres dans un lieu éblouissant. On pose des senseurs sur son front et plusieurs biologistes murmurent entre eux. La scène dure longtemps, et le vénérable s'endort sur son siège. Très en colère, les scientifiques le chassent de ce lieu.
Ensuite, il se retrouve dans une cuisine immense et une alien sévère lui donne une série d'ordres. Il doit malaxer des aliments, pour en faire une soupe convenable. Le soir venu, il sert leur dîner à des milliers de petits clones soumis. Ils se ressemblent beaucoup, mais Oktos reconnaît le petit être au cou meurtri. Ce dernier voit à ses habits maculés de sauce qu'il a été destitué et ravalé au rang d'alien « défaillant » et qu'il œuvre à l'office désormais. Le petit clone sanglote et des larmes coulent de ses yeux. Ses frères le regardent d'un œil surpris. Normalement, les clones pleurent très rarement. Ils doivent se taire et obéir.
La fière cité continue son existence, les enfants eux aussi ramenés au plus basses besognes, dans les quartiers aliens, à leur grand soulagement.
On leur donne des ordres secs sans égards, mais ils ne subissent plus de brutalités physiques. Ils sont amenés à nettoyer les laboratoires et parfois les cuisines. Oktos discute avec eux, leur offrant un peu d'espoir.
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Pourquoi avoir fait des aliens de ménage, plutôt que des super soldats ? demande gravement l'un des enfants.
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Oh, parce que ce lieu était très sale, je l'ai dit. Et aussi, parce que je trouvais cela plus amusant !
Il rit et tous les enfants éclatent de rire à leur tour.
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Tu ne nous pas toute la vérité, grand-père, expose l'un des enfants.
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Certaines fins semblent parfois préférables, et l'on en ignore la raison. Cela m'a juste semblé approprié...
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Que va-t-il arriver aux Terriens faiseurs de guerre du niveau supérieur ?
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Ils vont certainement crouler sous les épluchures ! se moque Oktos. Et ils ont intérêt de savoir bien nager...
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Pourquoi dis-tu cela grand-père ? interroge un petit clone Denakh.
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Pour rien, mon enfant. Parfois, lorsque l'on est très vieux, on profère des sottises. Et parfois, la vérité parle à travers nous. Il est difficile de pouvoir le distinguer, expose Oktos.
La nuit venu, la cité alien sombre et verdâtre s'endort. De fastueuses tours de pierre et de métal montent très haut au dessus de la grande falaise parfaite, à la paroi lisse comme un miroir. Tout en bas, le niveau de lave monte et rougeoie. Des alarmes résonnent dans la cité. Une vive activité règne et les vaisseaux des aliens de Kolménide décollent en catastrophe, emportant chercheurs, pierreries et ordinateurs.
Le tumulte dure plusieurs jours. On colmate les brèches et les voies d'eau, on coule du ciment instantané dans les fissures qui éventrent les couloirs. Des androïdes de pompage se déploient avec une brillante efficacité dans tous les niveaux. On évacue en hâte un certain nombre de bibliothèques, de feuillets et de manuscrits, des milliers de vaisseaux décollent, vidant la cité de tous les appareils, de tout le mobilier.
Les génies partent, avec les hauts dirigeants. Il ne reste plus sur place que les aliens des rangs inférieurs, quelques clones et les aliens « défaillants », ou dissidents.
Le sage Oktos marche au bord de la grande falaise parfaite, sur le dernier parapet de la brillante cité.
Il sait qu'il a été abandonné et que son devoir est en ce lieu.
Des tours effilées nimbées de vert brillent au dessus de lui, 500 mètres plus haut.
Tout en bas, 1500 mètres en dessous, la grande falaise parfaite donne sur les failles des tréfonds obscurs, où courent des fleuves de lave.
Oktos s'assied tranquillement, et observe sereinement les lieux comme s'il attendait le début d'un spectacle. Il regarde une dernière fois les hautes murailles qui le surplombent, puis, un craquement terrible résonne. Une crevasse apparaît, et Oktos saute dans le vide sans hésiter. Il tombe, et sa chute est ralentie peu à peu, alors qu'il glisse sur la grande falaise parfaite, qui forme les soubassements de la cité. Il rebondit contre les différents champs protecteurs érigés à cet endroit, puis son corps roule au sol, très loin.
Un bruit terrible retentit, puis plus rien.
Oktos se redresse et ouvre les yeux. Son cou est brisé, et il doit tenir sa tête avec ses bras pour la repositionner. Apparemment, cette blessure à priori fatale pour les nôtres, ne l'incommode pas trop. Il a juste du mal à voir et à entendre, les informations lui parviennent par fragments.
Il ouvre un peu plus son esprit, et je peux m'y engouffrer.
Il n'y a pas de douleur, juste l'absence. Absence de couleurs, d'odeurs, et de goût. Les images sont floues, elles ne sont presque plus que des longueurs d'ondes, pour ses yeux fatigués.
Il s'assied sur un rocher et sent que déjà, son torse meurtri et son cou endommagé sont en train de se réparer d'eux-mêmes. Il masse un peu son ventre blessé, il a atterri sur un gros rocher et il saigne à peine. Il repositionne sa tête, et les images se stabilisent. Il redresse ses mains, ses poignets avec des craquements légers, et se met en route.
La pensée vertigineuse du sage vacille un court instant et se replie.
J'ouvre les yeux, et me retrouve dans la grande caverne toute illuminée.
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